Fou ? Ingénieux ? Les deux ? Chacun pourra se faire son propre avis sur le cas d’Adrian Newey après lecture des 448 pages de son autobiographie qui paraît chez Talent Sport. « Le plus grand ingénieur de Formule 1 » – tel est le titre de l’ouvrage – se confie sur ses plus belles victoires comme sur ses doutes les plus forts.
Les passionnés de F1 auront plaisir à lire les détails d’ingénierie qui cohabitent avec des anecdotes aussi bien familiales que sportives, et parfois rocambolesques, le tout illustré de photos privées et de croquis techniques sortis tout droit de sa fameuse planche à dessin. Et l’on a même droit à des extraits de bulletins de notes de l’élève Newey pages 26 et 27 ! On tient à saluer la traduction de l’anglais vers le français signée Elvis Roquand qui a du traduire des expressions comme clé à cliquet, triangle inférieur de suspension, vilebrequin, barre anti roulis-arrière ou encore décrochage aérodynamique. Mais pas de panique, si vous êtes profane en la matière, un glossaire de 36 termes techniques vous attend à la fin de l’autobiographie.
Le livre commence par le récit d’une première fois. Comme pour nous signifier qu’aussi génie soit-il, lui aussi peut connaître les balbutiements d’une première fois. En 1993, sur le circuit Paul Ricard, Adrian Newey se retrouve enfin au volant d’une F1, ce qui lui a permis « d’absorber depuis le point de vue de pilote tous ces détails auxquels (il) avait prêté si peu attention en tant qu’ingénieur ». Lui qui voulait faire « bonne figure » fait alors caler la Williams, avec, en prime, une sortie de piste pour Newey himself. Mais un génie reste un génie et il tient à souligner qu’il apprend vite car, pour lui, piloter une F1 « c’est simple comme un jeu d’arcade, le challenge c’est de le faire plus vite que les autres sans perdre le contrôle ».
L’égo, ou plutôt les égos, il est en souvent question dans ce livre qui raconte aussi l’univers de la Formule 1, celui-ci pouvant être tout aussi magnifique que féroce. Les savoureuses guerres d’égos avec Ron Dennis ou Patrick Head y sont racontées avec les détails qui vont bien. Notre personnage principal et narrateur qui est tout aussi capable de « s’excuser d’avoir un chauffeur et de se faire imprimer ses mails pour gagner du temps » comme de revenir sur les dures discussions budgétaires et salariales à son sujet, et de nous raconter aussi un bon nombre de soirées post-victoires et de « gueules de bois ».
L’autobiographie explique d’où vient sa manière de faire et de penser hors des sentiers battus qui prend en fait racine dans son enfance avec un père qui fut « mentor dans cette pratique » alliée à un amour pour l’automobile. On apprend d’ailleurs que le petit Adrian « dévorait Autosport, la bible des hebdomadaires des sports automobiles ». Ainsi, « dès l’âge de 6 ans j’ai décidé que mon avenir aurait un lien avec les sports automobiles. A 12 ans je savais que je voulais être designer de voitures de course » écrit celui qui a gagné des victoires et des championnats du monde chez Williams, McLaren et Red Bull.
Et si l’on devait expliquer en quoi consiste son travail, le passage suivant en serait un bon résumé :
« Chaque année en Formule 1, nous épluchons la réglementation de la saison suivante et une partie de mon travail, peut être bien la partie dont je me délecte le plus, implique de déchiffrer ce que la réglementation énonce réellement en opposition à sa véritable intention, et si cette différence subtile me permet d’explorer de nouvelles possibilités. En substance je me dis comment puis-je me servir de ces nouvelles règles pour tenter quelque chose qui n’a jamais été fait ? »
Mais dans ce « job », ce que préfère Newey, dont le personnage s’est construit autour de sa fameuse planche à dessin et « de son refus de se convertir à la conception assistée par ordinateur », c’est quand il travaille « sur une révision importante de la réglementation ». Et pour cause, les grandes ruptures représentent forcément des défis excitants, à l’image du dessin de la RB7, la Red Bull de 2011, pour y intégrer le fameux SREC (Système de récupération de …). On en a tellement parlé à l’époque qu’on vous laisse vous référer à votre mémoire, sinon on vous laisse chercher la suite dans le glossaire, page 442…
D’aventure en aventure, d’écurie en écurie, de voiture en voiture, Newey retrace les temps forts de sa carrière avec des moments mémorables voire inoubliables comme le dramatique week-end d’Imola 1994. « Même maintenant, plus de 20 ans plus tard, j’ai du mal à en parler sans empêcher ma voix de trembler (…) je me sentirai toujours responsable de la mort d’Ayrton mais pas coupable » déclare Adrian Newey qui fut, avec le directeur technique de Williams Patrick Head, inculpé d’homicide involontaire en Italie suite à la mort de Senna. La légende brésilienne qui soupçonnait Benetton et en particulier son pilote principal, un certain Michael Schumacher, de se servir de l’antipatinage. La guerre Hill/Schumacher est ensuite racontée, juste avant les « rendez-vous clandestins avec Martin Whitmarsh » dans l’optique de rejoindre McLaren. Les relations « à couteaux tirés » avec le clan Williams/Head se transformeront en une rupture liée notamment au fait qu’Adrian Newey ne fut pas associé aux décisions de recruter Villeneuve pour 1996 et Frentzen en 1997, alors que le contrat de l’ingénieur britannique stipulait qu’il devait être associé aux décisions importantes du team.
Les guerres d’égos, justement, en voilà une pour son tout premier Grand Prix avec McLaren quand David Coulthard devait laisser passer Mika Hakkinen pour « compenser une erreur du team » à Melbourne en 1998 quand le finlandais fit un passage par les stands pour rien, suite à une erreur de compréhension à la radio. Une collaboration encore gagnante ponctuée par deux titres pilotes et un championnat constructeurs.
Les coulisses de l’aventure Red Bull sont un moment très attendu dans le livre, eu égard au coté nouveau de ce challenge qui représente une forme de rupture après de nombreuses années dans des écuries britanniques au style classique. L’arrivée en Formule 1 de « la start up » Red Bull se fait « avec strass et paillettes, en organisant des fêtes, en invitant des top models et en lançant un magazine décalé » prévient Adrian Newey.
Et alors quid de sa rencontre avec Helmut Marko ?
« Cela s’est passé pendant la première moitié de la saison 2005. A Silverstone cette année là, je déambulais le long des semi-remorques dans le paddock, et alors que j’arrivais à hauteur des camions Red Bull, un gentleman à l’allure très austère vêtu d’une veste en cuir noir s’est avancé vers moi et m’a dit avec un fort accent allemand : Je suis le Docteur Helmut Marko. Je travaille pour Red Bull. Vous allez m’appeler. Il m’a ensuite tendu sa carte de visite, a tourné les talons et s’en est allé. »
On apprendra même que Gerhard Berger est intervenu lors de la négociation salariale entre Dietrich Mateschitz, le boss de Red Bull, et Adrian Newey, le premier jugeant le second « trop cher » mais les arguments de Berger ont été favorablement reçus par l’homme d’affaires autrichien. Mateschitz savait bien quel était le calibre de sa nouvelle recrue qui savait être rusée quand il le fallait comme en ce début de saison 2010, soit l’an 1 de la domination de Red Bull sur la Formule 1 :
« Lors des essais hivernaux, notre voiture était tellement compétitive que j’ai délibérément pris la décision de la faire rouler avec un peu plus de ballast et de carburant afin de paraître plus lent qu’en réalité. J’étais inquiet que la FIA cherche un moyen de nous ralentir, et je ne voulais pas forcément attirer l’attention supplémentaire que provoque une voiture rapide ».
Adrian Newey revient bien sûr en détails sur ces 4 titres pilotes et 4 couronnes au classement constructeurs sans oublier le célèbre accrochage entre Vettel et Webber au Grand Prix de Turquie 2010 ou la finale haletante de la saison 2012 au Brésil.
Le ton plutôt bienveillant du narrateur et son humour distillé tout au long du livre ne l’empêchent pas d’envoyer quelques uppercuts, à commencer par Patrick Head et Ron Dennis, à la FIA, aux moteurs hybrides « qui sonnent creux et plats », aux anciens pilotes Red Bull Christian Klien (« un bon pilote mais qui ne ferait jamais partie de l’élite ») et Vitantonio Liuzzi (« qui enchaînait les mauvaises performances »), à l’architecte des circuits « conçus à partir d’une feuille blanche et sortis de terre ces dernières années, au style convenu et banal, ce qui est inévitable vu que Bernie fait toujours appel au même architecte pour leur design. Hermann Tilke appréciera.